V

The Devil flew from north to south

With (Miss Miner) in his mouth,

And when he found she was a fool

He dropped her onto (Camden) school.

 

Le Diable a volé du nord au sud

Avec (Miss Miner) dans sa bouche,

Et quand il a vu que c’était une sotte

Il l’a lâchée sur l’école de (Camden).

 

Vieille chanson

 

Vinnie Miner est assise sur un banc dans la cour de récréation d’une école primaire de Camden Town ; elle regarde un groupe de petites filles sauter à la corde. C’est un après-midi venteux d’avril ; des nuages gris et blancs qui ressemblent à un tas de linge savonneux défilent dans le ciel et projettent sur son carnet une alternance de lumière et d’ombre. Elle a déjà tout un classeur plein de chansons relevées dans cette école et dans plusieurs autres ; mais étant une spécialiste du folklore contemporain, elle ne s’intéresse pas seulement aux textes mais au contexte culturel dans lequel ils surviennent, au mode de transmission et aux acteurs de la transmission, au mode d’émission, à la fonction sociale. Aujourd’hui, elle n’a encore rien vu ni entendu qui la frappe par sa nouveauté, mais elle n’est pas déçue. Elle s’est entretenue avec une classe et elle a rassemblé des matériaux auprès de cette classe et de deux autres, concentrant ses efforts sur les enfants de dix et onze ans qui sont généralement ses meilleurs informateurs : les enfants plus jeunes connaissent moins de chansons, et les plus âgés commencent à les oublier en raison de l’influence pernicieuse de la culture de masse et de la puberté.

Globalement, l’hypothèse de travail de Vinnie sur les différences entre les chansons à jouer britanniques et américaines se trouve confirmée. Les textes britanniques sont effectivement plus anciens dans l’ensemble, laissant entrevoir, dans certains cas, une origine médiévale ou même anglo-saxonne ; ils sont également plus littéraires. Les chansons américaines sont plus récentes, plus grossières, moins lyriques et poétiques.

Elle entreprendra ultérieurement une analyse plus complexe ; mais elle constate déjà que la violence est un trait commun aux textes des deux pays, ce qui ne saurait surprendre aucun observateur expérimenté et ne surprend pas Vinnie, qui n’a jamais considéré les enfants comme des êtres doux et gentils.

 

Polly on the railway

Picking up stones

Along came an engine

And broke Polly’s bones.

« Oh », said Polly,

« That’s not fair. »

« Oh », said the engine-driver,

« I don’t care. »

How many bones did Polly break ?

One, two, three, four…

 

Polly sur la voie ferrée

Ramassait des pierres

Survint une locomotive

Qui cassa les os de Polly.

« Oh », dit Polly,

« Ça n’est pas juste. »

Oh », dit le conducteur,

« Ça m’est égal. »

Combien d’os s’est cassés Polly ?

Un, deux, trois, quatre…

 

La mélopée continue, se répète ; la corde tournoie, brume vibrant dans l’air, délimitant dans l’espace une ellipse enchantée. À l’intérieur, une enfant saute, ses longs cheveux au vent, la jupe grise plissée de son uniforme s’étalant largement au-dessus de jambes maigres et noueuses dans leurs bas de laine grise. Son expression de concentration spontanée, de savoir-faire et de joie se retrouve sur le visage de la fillette qui doit passer après elle, et sautille déjà, marquant le rythme de ses souliers lacés qui heurtent le bitume mouillé. Devant ce spectacle, ce que Vinnie ressent le plus fortement – bien plus que l’intérêt professionnel ou que les frissons qui la parcourent quand le soleil se cache derrière un nuage – c’est de l’envie.

Puisque c’est une autorité dans le domaine de la littérature enfantine, les gens supposent que Vinnie doit adorer les enfants, et souffrir terriblement de ne pas en avoir. Par diplomatie, elle évite en général de démentir d’emblée ces suppositions. Mais la vérité est tout autre. Dans son for intérieur, elle pense que la plupart des enfants actuels, et en particulier les petits Américains, sont mus par l’esprit de compétition, brutaux, bruyants et superficiels, à la fois blasés et ignorants en raison d’un excès de télévision, de baby-sitters, de publicité, et de jeux vidéo. Vinnie voudrait être un enfant, et non en avoir ; elle n’est pas attirée par la fonction parentale, mais par une prolongation ou une récupération de ce qui est, à ses yeux, la meilleure période de la vie.

L’indifférence aux enfants réels est assez répandue chez les spécialistes du domaine où travaille Vinnie, et se rencontre aussi parfois chez les auteurs de littérature pour la jeunesse. Comme elle l’a souvent signalé dans ses conférences, beaucoup des grands écrivains classiques ont eu une enfance idyllique qui s’est terminée beaucoup trop tôt, et souvent au point de provoquer un traumatisme. Carroll, Macdonald, Kipling, Burnett, Nesbit, Grahame, Tolkien… ; la liste ne s’arrête pas là. Le résultat de ce genre de passé semble être un désir passionné, non pas d’enfant, mais de retrouver sa propre enfance perdue.

Petite fille, Vinnie a été, elle aussi, exceptionnellement heureuse. Ses parents étaient d’humeur égale, affectueux à son égard, et financièrement à l’aise ; ses onze premières années se sont écoulées dans un cadre semi-rural agréable et varié. À cette période, ce n’était pas gênant de ne pas être belle, et tous les enfants sont petits. Vinnie était intelligente, énergique, et elle avait beaucoup de succès. Sa taille l’empêchait de faire des prouesses dans la plupart des sports, mais elle exerçait un ascendant sur les autres grâce à son assurance et à sa bonne mémoire qui lui permettait de retenir les jeux, les chansons, les devinettes, les histoires et les blagues. Ces années-là lui plurent dans tous leurs aspects : les heures passées en classe ou dans la cour de récréation ; l’exploration passionnante des terrains vagues envahis par la végétation, des ruelles, des bois, des prés ; les expéditions dans les magasins, les visites de musées ; en été, les pique-niques et les excursions dans les montagnes ou à la mer avec ses parents. Elle adorait les livres ; en fait, elle continue à préférer la littérature enfantine à la plupart des romans contemporains pour adultes. Elle adorait les jouets, les chansons, les jeux, les matinées du samedi au cinéma de quartier, les émissions de radio (en particulier Pauvre Annie et l’Ombre). Elle adorait la succession des fêtes, du nouvel an qu’elle arrosait en compagnie de ses parents, trinquant au lait de poule non alcoolisé, jusqu’à Noël avec son cérémonial familial minutieux et son rassemblement de tantes, d’oncles, de cousins.

Puis tout à coup, quand Vinnie avait douze ans, ses parents allèrent s’installer en ville. À sa nouvelle école, on lui fit sauter une classe, et elle s’aperçut qu’elle avait perdu tout ce qui comptait pour elle dans la vie, et qu’elle n’était plus qu’une adolescente peu avantagée par la nature : une « intello » trop petite, boutonneuse, la poitrine plate, d’une laideur embarrassante. Elle ne s’est jamais tout à fait remise de la détresse provoquée par cette transformation. Il s’est, cependant avéré que Vinnie n’avait pas à renoncer pour toujours à son enfance. Personne n’y est forcé, elle en est convaincue et l’affirme souvent. Le message que recèlent ses conférences, ses livres, ses articles, parfois explicitement, mais le plus souvent implicitement, c’est que nous devons, pour reprendre ses termes, valoriser et préserver l’enfance : nous devons « chérir l’enfant qui est en nous ». Bien sûr, ce n’est pas un thème original, mais un des principes fondamentaux de sa profession.

Au-dessus d’elle, la lessive de nuages s’est épaissie ; l’école, bâtiment crénelé en brique victorienne encrassée de suie, cache le soleil déclinant. La corde à sauter cesse de définir son espace magique, tombe mollement, redevient un bout de vieille corde à linge. Pendant que les petites filles se préparent à partir, Vinnie s’approche d’elles pour vérifier certaines des variations textuelles qu’elle a notées ; elle les remercie, et inscrit leurs noms et leurs âges. Puis elle range son carnet et emboîte le pas aux enfants pour traverser la cour, où il fait froid et de plus en plus sombre ; elle serre son manteau autour d’elle et pense au thé qu’elle va prendre.

« Hé ! Hé, Madame ! » La fille qui vient de l’accoster est debout devant le mur de brique, souillé de fumée et de graffiti, du passage étroit qui longe l’école et donne accès à la rue. Elle est plus âgée que les enfants qui sautaient à la corde, douze ou treize ans, peut-être, maigre, et vêtue pauvrement dans un style plus ou moins punk. Sa veste en Orlon sale, qui a jadis été rose, fermée par une épingle, est portée sur sa jupe d’uniforme et sur un tee-shirt rouge et noir à l’enseigne d’un groupe de rock. Elle a mauvaise mine ; ses cheveux taillés court sont teints en une nuance hideuse de rose violacé et ressemblent à la fourrure synthétique de ces jouets en peluche qu’on gagne, ou, le plus souvent, qu’on ne gagne pas, dans les foires des jours de fête.

« Oui ? dit Vinnie.

— J’ai quelque chose à vous dire. » La fille agrippe un pli de la manche de Vinnie. « Ma sœur dit que vous voulez des chansons. Des chansons que vous n’irez pas répéter aux professeurs. » Elle fait un sourire peu séduisant ; ses dents sont ébréchées et irrégulières.

« Je recueille toutes sortes de chansons, dit Vinnie avec un sourire professionnellement amical. Ce que j’ai dit à la classe de votre sœur, c’est qu’il y en avait peut-être qu’elles n’auraient pas envie de réciter en public, parce qu’elles n’étaient pas très polies.

— Ouais, c’est ce que je veux dire. J’en connais plein.

— C’est très intéressant, dit Vinnie, refoulant son envie de thé. J’aimerais bien les entendre. » La fille reste silencieuse. « Voulez-vous m’en dire quelques-unes ?

— Peut-être. » Une expression d’astuce précoce tord ses traits informes et boutonneux. « Combien vous payez ? »

La première réaction de Vinnie est de mettre fin à la conversation. Jusqu’alors, aucun enfant ni aucun adulte ne lui a jamais proposé de lui vendre des matériaux ; cette seule idée a quelque chose d’indécent. Par nature, le folklore est gratuit et sans droits d’auteur ; comme le dit un collègue marxiste, il est extérieur au système capitaliste marchand, et pour Vinnie cela fait partie de sa gloire. Mais cette désagréable petite fille connaît peut-être des chansons intéressantes et même uniques ; en plus de trente ans, Vinnie a appris à ne jamais dédaigner aucun élément d’information, et à ne pas juger de la valeur d’un texte par l’apparence de l’informateur. De plus, Dieu sait que l’enfant semble avoir l’usage de cet argent.

« Je ne sais pas. » Elle rit avec gêne. « Que diriez-vous de cinquante pence ?

— O.K. » Le ton de la réponse est animé, presque alerte. Vinnie comprend que la somme proposée est bien supérieure à ce qu’espérait son interlocutrice. Elle sort son carnet et son stylo ; puis, remarquant le regard soupçonneux de l’enfant, elle fouille dans son porte-monnaie. La première fois qu’elle est venue en Angleterre, les vieilles pièces d’argent avaient encore cours ; la nouvelle pièce de cinquante pence octogonale, une fois qu’elle a mis la main dessus, ressemble plus que jamais à une médaille en toc. Assise entre son lion et son bouclier, Britannia semble rabougrie et sur la défensive.

Et où Vinnie va-t-elle s’asseoir ? Elle prend place à contrecœur sur la seule surface horizontale disponible, une corniche de ciment d’aspect douteux qui longe le bâtiment de l’école.

Serrant la pièce dans sa main, la fille aux cheveux mauves court le long de la ruelle jusqu’à la cour de récréation maintenant déserte, qu’elle scrute attentivement, puis elle file dans l’autre direction, vers la rue. Toute l’opération n’était peut-être qu’une ruse de mendiante, se dit Vinnie. Mais après avoir examiné les alentours, la fille revient par le passage.

« O.K., dit-elle.

— Un instant, je vous prie. » Vinnie ouvre son carnet. « Pourriez-vous me dire votre nom ?

— Pourquoi ça ? » L’enfant recule d’un pas.

« C’est pour mes archives personnelles, dit Vinnie d’un ton rassurant. Je ne le donnerai à personne. » Ce n’est pas absolument vrai : dans les ouvrages qu’elle publie, elle donne toujours l’identité de ses informateurs, qu’elle remercie, et, au fil des années, nombreux sont ceux qui, étant tombés plus tard sur ses livres ou sur ses articles, lui ont écrit à leur tour pour la remercier.

« Euh. Mary. Euh. Maloney. »

L’élocution de l’enfant rend Vinnie certaine que ce n’est pas son vrai nom ; mais elle l’inscrit tel quel. « Oui. Allez-y. » « Mary Maloney » se penche vers elle et murmure d’une voix enrouée :

 

Mother, mother, mother pin a rose on me,

Two little nigger-boys are after me,

One is blind and the other can’t see,

So mother, mother, mother pin a rose on me.

 

Mère, mère, mère, épingle une rose sur moi,

Deux petits nègres me courent après,

L’un est aveugle et l’autre n’y voit pas,

Donc mère, mère, mère, épingle une rose sur moi.

 

On mentirait en prétendant que Vinnie aime cette chanson. Mais comme elle ne l’a jamais entendue jusqu’alors, elle note les paroles, puis, comme elle en a l’habitude, elle les relit pour être sûre qu’elle les a bien notées.

« Ouais. C’est bien ça.

— Merci. Voulez-vous m’en dire une autre ? »

Affalée contre les briques noircies, Mary Maloney, le dos voûté au-dessus de Vinnie, reste muette. L’ourlet déchiré de sa jupe pendouille d’un côté ; elle porte des socquettes roses à l’élastique usé et des mules en plastique rouge éraflées, et ses jambes blanches et maigres sont hérissées par la chair de poule. « Vous en voulez d’autres, vous payez plus cher », geint-elle enfin. Maintenant, c’est à Vinnie de garder le silence ; la transaction devient si sordide qu’elle ne s’en remet pas.

« Je parie que vous toucherez plus de thunes que ça quand vous vendrez ce que je vous refile.

— Je ne vends pas ces chansons. » Vinnie essaie de garder un ton aimable, de ne laisser sa voix exprimer ni dégoût ni blâme.

« Ah ouais ? Qu’est-ce que vous en faites, alors ?

— Je les rassemble pour, euh… » Comment expliquer à quelqu’un qui a une pareille mentalité l’œuvre de sa vie ? « … pour l’université où j’enseigne.

— Ah ouais ? » La fille lui décoche le genre de regard qu’on destine à un menteur quand on a décidé de ne pas le démasquer. De toute évidence, elle pense que Vinnie recueille des chansons cochonnes à des fins douteuses et même perverses. Il paraît également probable que pour une somme suffisante, elle vendrait à Vinnie ou à n’importe qui d’autre tout ce qu’on lui demanderait, qu’elle dirait et ferait des horreurs. « O.K. » Soupir plaintif. « Dix pence. »

Vinnie est allée si loin qu’elle se sent contrainte de continuer. Elle ouvre de nouveau son porte-monnaie et en extrait une autre pièce dépréciée en métal clinquant. Mary Maloney se penche plus près d’elle, si près que Vinnie voit les racines foncées et incrustées de pellicules de ses cheveux d’un mauve synthétique, et sent son haleine aigrie.

 

I wish I wuz a seagull,

I wish I wuz a duck

So I could fly along the beach

And watch the people fuck.

 

Je voudrais être une mouette,

Je voudrais être un canard,

Pour voler le long de la plage

Et regarder les gens baiser.

 

Le stylo de Vinnie s’interrompt en pleine transcription. Ce poème lui plaît encore moins que le précédent : non seulement il est vulgaire, mais il contredit sa thèse. Encore quelques-uns dans ce goût-là, et sa théorie sur la différence entre les chansons à jouer britanniques et américaines va finir à la poubelle.

« Merci, ça ira, dit-elle en refermant son carnet de notes sur la chanson inachevée et en se relevant. Merci de votre aide. » Elle sourit, mais garde les lèvres serrées. Un vent froid balaie maintenant la cour de plus en plus sombre et s’engouffre dans le passage, entraînant avec lui des débris de papier déchiré.

« Hé, j’ai pas fini ! » Mary Maloney la suit dans la rue.

« C’est très bien, j’ai ce qu’il me faut ; je vous remercie. »

Vinnie s’engage dans Princess Road ; mais la fille la suit de près, s’accrochant à son manteau.

« Attendez ! Je connais encore plein de chansons. J’en connais des vraiment cochonnes. » Mary Maloney se rapproche ; avec ses mules, elle est plus grande que Vinnie, qui pour aller sur le terrain, met toujours des chaussures plates bien plus pratiques.

« Voulez-vous me lâcher, s’il vous plaît », s’exclame Vinnie, d’une voix crispée par la répugnance et, il faut le reconnaître, par la peur. La rue est presque déserte, les nuages sont bas et inquiétants.

« Mary had a little lamb… »

Le refus d’entendre ce qui va suivre donne à Vinnie la force de dégager son manteau. Respirant bruyamment, sans regarder en arrière, elle s’éloigne aussi vite qu’elle le peut sans se mettre vraiment à courir.

De retour dans le sanctuaire de son appartement accueillant et bien chauffé, une théière de thé Twinings « Queen Mary » posée devant elle sur la table près du pot de jacinthes blanches, Vinnie commence à se sentir mieux. Elle parvient à plaindre Mary Maloney qui vit sûrement dans un milieu défavorisé et corrompu, exposée de façon prématurée à tout ce que la culture populaire comporte d’artificiel et de vicieux.

Il serait possible, décide-t-elle en beurrant la deuxième moitié de sa brioche à la cannelle, de ne pas faire figurer ces deux derniers textes dans son étude. Après tout, ce ne sont pas, pour paraphraser le titre prévu, des Chansons de l’Enfance Britannique, mais plutôt les chansons d’une adolescente précoce et pervertie. D’ailleurs, elle ne s’est pas renseignée sur l’âge de Mary Maloney ; elle est très probablement plus vieille qu’elle n’en a l’air, de taille inférieure à la moyenne comme beaucoup d’habitants des quartiers pauvres, quatorze ans peut-être ou même quinze, ce n’est pas du tout une enfant.

Elle ressent pourtant une gêne persistante. Mary Maloney ne lui sort pas de la tête : les jambes blanches et maigres avec leur chair de poule, la figure plate et sale, les dents ébréchées, la tignasse acrylique emmêlée ; la pression exercée par son avidité, par son indigence.

Il lui vient aussi à l’esprit que dans un sens, la gamine avait raison : chaque chanson de son carnet lui rapportera plus de dix pence quand sa recherche sera publiée. Et plus encore si, comme elle l’espère, Janet Elliot, à Londres, et Marilyn Krinney, à New York, décident de publier un choix de ses chansons sous forme de livre pour enfants ; les négociations au sujet de ce projet sont déjà en cours. Et comment réagirait son ami marxiste ? Selon son humeur, qui est extrêmement instable, il dirait soit « Ma foi, il faut bien vivre » soit « Chienne capitaliste ».

Bien sûr, si elle n’utilise pas la contribution de Mary Maloney elle ne l’exploitera pas. Non ; elle exploitera seulement les dizaines, les centaines plutôt, d’écoliers et d’écolières qui, depuis trente ans, lui disent sans contrepartie leurs chansons, leurs histoires, leurs devinettes et leurs blagues. Mais il est ridicule de raisonner de cette façon. Cela revient à condamner tous les folkloristes de l’histoire, depuis les frères Grimm jusqu’à aujourd’hui.

Oui, pense Vinnie, elle oubliera ces chansons, de même qu’elle préfère oublier une bonne partie du folklore adulte. Quand on fait de la recherche, bien sûr, on ne peut se permettre d’être prude, et au fil des années elle a collecté une quantité de matériaux douteux sans sourciller. Les enfants sont enclins à l’humour de cabinet de toilette :

 

Milk, milk, lemonade.

Around the corner fudge is made

 

Du lait, du lait, de la citronnade.

De l’autre côté on fait du chocolat.

 

Elle a même (sans avoir recours à la mimique désignant les parties du corps concernées, bien sûr) utilisé ce distique dans ses conférences comme un exemple de métaphore populaire, démontrant le plaisir pré moral et indifférencié que le jeune enfant prend à la matière, qu’il s’agisse de produits alimentaires ou corporels.

Mais certaines blagues racontées par les grandes personnes et recueillies par d’autres folkloristes sont vraiment « trop » pour Vinnie, comme diraient ses étudiants. Non seulement elles sont cochonnes, mais elles insistent sur un aspect des relations entre hommes et femmes qu’elle préfère ne pas regarder de trop près.

Si transportée qu’elle soit par la sexualité – et il lui est arrivé d’être transportée très loin – Vinnie redescend toujours sur terre avec un léger sentiment de gêne. Intellectuellement, elle considère le côté physique de l’amour comme au mieux ridicule, et à coup sûr peu esthétique : ce n’est pas une des meilleures inventions de la nature. Les organes féminins font figure à ses yeux de fouillis humide, et ceux de l’homme sont tout à fait dérisoires, comme une sorte de champignon rosâtre et peu naturel. Fille unique de parents pudiques et même effarouchés, Vinnie avait six ans lorsqu’elle vit pour la première fois un être humain nu du sexe masculin, en la personne du petit frère d’une amie. Étant une enfant bien élevée, elle ne fit aucune réflexion sur l’excroissance regrettable qui déparait le ventre du bébé, comme une grosse verrue charnue. Par la suite, ayant contemplé des sculptures exposées au public et les livres d’art de ses parents, elle comprit que le petit Bobby n’était pas le seul mâle à être affligé de cette difformité, que les artistes cachaient le plus souvent, totalement ou en partie, à l’aide d’une feuille sculptée ou peinte. Quand elle découvrit la vérité, Vinnie éprouva surtout un sentiment de pitié. Une décennie plus tard, elle vit son premier pénis en érection ; en dépit de tout ce qu’elle avait appris entre-temps, sa première réaction fut de lui trouver l’air infecté : irrité, rouge, bouffi. Bien qu’elle ait cherché à les supprimer, ces idées ne sont jamais loin de sa conscience. Vinnie ne s’est jamais habituée au côté visuel de la sexualité.

Mais elle a rapidement découvert que malgré son apparence grotesque ou même dégoûtante, la sexualité apportait des sensations délicieuses. Elle ne s’en est pas étonnée, puisque le même phénomène se produit avec la nourriture : une huître ou une assiettée de spaghetti n’ont rien de particulièrement attirant. La solution au problème était simple : faire l’amour dans le noir ou fermer les yeux. Évidemment, cela n’a pas toujours été possible. Au début de ses études supérieures, il lui est arrivé de rompre avec un homme des plus séduisants parce que le mur qui faisait face à son lit était entièrement occupé par un grand miroir au cadre doré récupéré non loin de là dans un bâtiment en démolition. Vinnie arrivait à garder les yeux fermés presque tout le temps, mais ne pouvait éviter de les ouvrir de temps à autre, et quand elle voyait, dans ces moments-là, ses jambes maigres et blanches entourant le dos brun et velu de son ami Paul Cattleman, elle en était si profondément gênée qu’elle ne pouvait presque plus éprouver aucun plaisir.

Au cours de ses années de croissance, Vinnie entendit souvent le prêtre de l’église à laquelle appartenaient ses parents dire que l’amour (conjugal, évidemment) était une bénédiction de Dieu. Vinnie, quant à elle, n’est pas croyante, bien qu’elle soit assez superstitieuse, et elle ne reproche à personne d’avoir créé la fonction reproductrice chez l’être humain. Mais s’il fallait qu’elle imagine le genre de dieu qui a pu avoir une idée pareille, il ne risquerait pas d’inspirer la vénération. Elle le voit sous l’aspect d’une de ces divinités rondouillardes, nues, sans dignité, que l’on trouve parfois en vente dans les boutiques orientales, et dont les avatars humains sont l’objet d’un culte pour les moins stables de ses étudiants. Un petit dieu obèse, doté d’une imagination limitée et de l’humour gloussant et vulgaire qu’on rencontre parfois chez les jeunes enfants.

Avant de quitter l’Amérique, Vinnie avait envisagé avec une certaine inquiétude la perspective de se passer d’amour physique pendant six mois, craignant la frustration et/ou les incidents peu souhaitables que cette carence risquait d’entraîner, la nécessité, par exemple, de faire appel de façon trop désespérée aux liaisons fantasmatiques. Mais il s’avère que le désir lui a causé moins d’angoisse que par le passé, peut-être en raison de son âge.

Même dans sa vie rêvée, elle a remarqué que la considération professionnelle avait tendance, ces temps derniers, à remplacer les envolées romanesques. Tandis qu’elle s’assoupit au-dessus d’un livre, ou, allongée au milieu de ses oreillers, dérive doucement vers le sommeil, les personnages qui s’approchent d’elle le font sur un mode public plutôt qu’intime. Elle accepte leurs avances avec autant de chaleur et d’amabilité qu’auparavant, mais dans une position verticale, et non horizontale, et parée non de sa plus belle chemise de nuit noire mais de la toge noire et du capuchon de soie colorée qui conviennent au titulaire de différents grades et honneurs universitaires. Cela agace Vinnie de constater qu’elle reste une femme de sa génération au point d’avoir un peu honte de ces rêveries quand elle est à l’état de veille. Elles passeraient, auprès de ses étudiantes féministes, pour beaucoup moins gênantes que l’autre catégorie de fantasmes, et même admirables. Mais Vinnie a été élevée dans l’idée qu’un homme peut rechercher la richesse ou la gloire, alors qu’une femme doit œuvrer pour l’amour ; sinon celui de son mari ou de ses enfants, du moins celui de sa profession.

Non, la sexualité manque moins à Vinnie qu’elle ne l’avait craint. Ce qui lui manque, c’est le côté tendre et sentimental de l’amour, dans la mesure où elle l’a connu : les promenades paisibles dans les bois, les petits mots, la caresse discrète à peine ébauchée au milieu de la foule d’une soirée, les coups d’œil échangés d’un bout à l’autre de la salle des professeurs, la sensation de partager les détails d’une vie secrète. Mais elle a l’habitude de manquer de tout cela ; elle n’en a pour ainsi dire jamais eu son content.

Et ici, à Londres, elle y pense plutôt moins souvent, car elle a bien d’autres divertissements. Ce soir, par exemple, elle va à une représentation de l’English National Opera avec une amie qui est à son avis une des personnes les plus sympathiques et un des meilleurs auteurs de romans pour enfants de toute la Grande-Bretagne.

Ce soir-là, au Colisée, pendant l’entracte de Cosi fan tutte, Vinnie descend l’escalier du balcon en quête de café pour elle et pour son amie Jane, qui a une cheville foulée. Elle espère qu’il y aura moins de monde au bar du niveau inférieur, mais en fait, la situation y est plutôt pire, car le bar est entouré de gros hommes brutaux dont aucun ne se montre le moins du monde enclin à lui céder le passage. Elle a déjà remarqué que les Britanniques, qui, contrairement aux Américains, font la queue si poliment en toutes les autres circonstances, deviennent égoïstes et n’hésitent pas à se bousculer en présence de boissons alcoolisées, qu’elles soient dispensées dans un cadre public ou privé. Il s’agit à son avis d’une sorte d’hystérie nationale, sans doute liée au système de licence qui régit le commerce de l’alcool.

Renonçant à tout espoir de café, Vinnie reprend la direction de l’escalier, et aperçoit alors Rosemary Radley et Fred Turner assis sur une banquette. Elle n’est pas étonnée de les voir ici ensemble. Tout le monde est au courant maintenant ; le magazine Private Eye a signalé qu’on avait vu Rosemary « discuter de la situation en Ouganda avec un jeune et superbe universitaire américain ». Et c’est sans doute à cause de Fred qu’elle a résilié un contrat pour le tournage d’un film en Italie. Certes, ce n’était pas un rôle très important ; mais une somme d’argent coquette était quand même en jeu, et puis, comme le dit tout le monde, il faut que Rosemary songe à sa réputation ; elle ne rajeunit pas.

Tous ces ragots ne semblent pas affecter les amoureux. Ils vont partout ensemble, et Vinnie est forcée de reconnaître qu’ils font un beau couple. Rosemary est, bien sûr, célèbre pour son charme physique, et plus d’un de ses amis a comparé le profil de Fred à celui du poète Rupert Brooke, ce qui est évidemment un compliment, pense Vinnie, pour les gens qui aiment ce genre de beauté voyante. Et la différence d’âge n’a rien de choquant : Fred est assez grave et Rosemary assez joueuse pour la rendre imperceptible. De plus, on voit qu’ils se font du bien l’un à l’autre. Le moral de Fred s’est amélioré de façon étonnante, et l’attitude de Rosemary est beaucoup moins loufoque. Elle continue à sauter d’un sujet à l’autre, mais les saccades sont moins prononcées.

Ce qui frappe Vinnie chez eux maintenant, ce n’est pas la façon dont Fred regarde Rosemary, car elle a vu beaucoup de gens la fixer avec autant d’intensité, y compris des personnes qui ne l’aimaient guère, c’est plutôt l’attention constante que Rosemary voue à Fred.

Comme beaucoup d’acteurs, Rosemary, en général, diffuse des impressions plus qu’elle n’en reçoit. Par ailleurs, elle semble d’ordinaire incapable de se concentrer sur quelqu’un ou sur quelque chose pour plus de quelques minutes, ce qui explique peut-être qu’elle n’ait jamais eu de vrai succès à la scène. Les films télévisés, eux, sont tournés par fragments de très brève durée ; on n’y demande pas à l’acteur de mettre au point une interprétation poussée et soutenue de son rôle, mais simplement d’exprimer quelque chose de façon intense et concentrée sur une courte période, ce que Rosemary réussit très bien, y compris dans la vie privée.